Dans mon premier blog, il y a deux mois, j’avais parlé de la Présence. J’aimerai aujourd’hui parler de la présence de l’autre et de la Présence à l’Autre.

Il y a plusieurs semaines, un dimanche à l’heure du déjeuner, nous prenions part à la distribution de repas fournis par l’Association l’Un Est l’Autre aux personnes en situation de précarité ;  il y eut vers 13h ce très bel échange avec un monsieur Sikh portant turban et barbe blanche. Au moment où il partait, je l’ai salué pour lui souhaiter une bonne journée. Il s’est alors arrêté ; nous nous sommes regardés et je lui ai demandé :  Where are you from, sir? —  Penjab. Son anglais était très rudimentaire mais avec le cocard et les marques qu’il portait au visage et au bras, il a réussi à me faire comprendre qu’il s’était fait attaquer quelques jours auparavant dans le Parc de la Villette. Je l’écoutais avec toute mon attention. Il paraissait avoir dans les 70 ans. Nous nous sommes dévisagés durant quelques secondes  … Et d’un seul coup, l’invisible barrière qui nous séparait s’est dissoute. Nous avons, tous deux, ressenti la même chose : tout ce qui pouvait nous cloisonner avait soudainement lâché. Nous nous sommes retrouvés cœur à cœur. Le Monsieur a pris ma main ; il l’a embrassée. J’ai pris la sienne et j’ai fait de même, puis il est parti en disant : « Thank you ! Thank you ! » Petit miracle ordinaire du dimanche midi, lorsque s’efface la barrière entre invitant et invité et qu’un rayon de gratitude nous enveloppe tous d’un même éclat.

La crise économique s’aggrave ; le chômage et la précarité s’accroissent, sans qu’émergent des solutions nouvelles. Des étrangers, naufragés des guerres civiles, des catastrophes écologiques, des désastres économiques et sinistrés de la globalisation, se pressent, par millions, vers l’Europe dans l’espoir d’un ailleurs où travailler et survivre. En réponse des municipalités de plus en plus nombreuses se barricadent en prenant les mesures d’hostilité à l’égard des plus pauvres : interdictions de mendier, de fouiller les poubelles, de boire des boissons alcoolisées ou de dormir sur les bancs publics. La précarité est criminalisée ; Les politiciens déclinent le « Not in my backyard » en discours sécuritaires et stigmatisent les étrangers.

Il y a deux millénaires, l’Évangile de Matthieu formulait cette admirable réponse aux peurs que déclenchent la précarité des autres et la perception de leur infortune. Jésus y proclamait son unité avec les plus vulnérables : J`ai eu faim, et vous m`avez donné à manger; j`ai eu soif, et vous m`avez donné à boire; j`étais étranger, et vous m`avez recueilli ; j`étais nu, et vous m`avez vêtu; j`étais malade, et vous m`avez visité; j`étais en prison, et vous êtes venus vers moi….Je vous le dis en vérité, tout ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c`est à moi que vous l’avez fait.

Le Sutra de La Perfection de la Grande Sagesse Parfaite, (Prajnaparamita Sutra) rapporte ce dialogue entre le Buddha et son disciple Subhuti :

Subhuti : Comment le Bodhisattva fait-il une offrande pour secourir les êtres ?

Le Seigneur Bouddha : Voici comment le Bodhisattva,[1] imprégné de la sagesse parfaite, fait ici des offrandes – il nourrit ceux qui ont faim,  il offre aux êtres humains tout ce qui peut leur être utile. Et il donne aux humains, ainsi qu’à ceux qui ont pris naissance sous une forme animale de la même façon qu’au Tathagata (le Bouddha), aux Pratyekaboudhas[2], Arhats[3] (etc….) C’est après avoir formé la notion de non différenciation qu’il fait ces offrandes à tous les êtres. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que la multitude des phénomènes sont les apparences de la non dualité.[4]

Face à la crise et aux peurs que celle-ci engendre, nous avons le choix de l’hospitalité ou de l’hostilité avec toutes ses déclinaisons possibles  de l’indifférence à l’hostilité. Ces choix font écho aux deux extraits de la Genèse qui portent sur l’accueil des étrangers : l’hospitalité abrahamique et son contraire, la xénophobie de Sodome et Gomorhe. Le récit biblique montre Abraham en union avec « l’Être », Dieu, l’Absolu « dans un état de Présence éveillée ». Il aperçoit, soudain, trois voyageurs et, sans la moindre hésitation, se départit de l’Un pour accueillir l’Autre. Il se prosterne devant les visiteurs, il les prie de s’arrêter à l’entrée de sa tente, leur apporte de l’eau pour qu’ils se « lavent les pieds », puis il engage sa maisonnée à préparer un festin. Se mettant totalement au service des voyageurs, il demande à son épouse de préparer des galettes, choisit le veau gras, ordonne « au jeune homme », son fils Ismaël, de le préparer et fait apporter de la crème. Aux inconnus, il offre sans réserve le meilleur repas que sa maisonnée puisse préparer.

Un commentaire [5] nous informe que la tente d’Abraham était pourvue de portes aux quatre direction et qu’il les laissait toujours ouvertes afin qu’aucun voyageur n’ait jamais besoin de la contourner pour y entrer. Il se trouve que ce jour là, les voyageurs sont les archanges. Ceux-ci prédisent à Abraham la naissance de son fils Isaac et une extraordinaire postérité : le généreux patriarche deviendra le Père d’une grande nation. Les archanges sont en route pour voir de leurs propres yeux si la turpitude de Sodome et Gomorrhe justifie leur destruction. Parvenus aux portes de Sodome, ils reçoivent l’hospitalité et la protection de Lot – le neveu d’Abraham – mais leur arrivée provoque une émeute des habitants. Ceux-ci veulent les « connaître » – les violer. Contrairement à un préjugé tenace, ce n’est pas l’homosexualité de ses habitants qui scelle la destruction de Sodome mais, comme l’indique très clairement le récit biblique, l’enfreinte aux règles de l’hospitalité – la violence faite aux voyageurs, la volonté de posséder, d’humilier et de soumettre les plus vulnérables.

Ce passage de la Genèse à l’aube de l’humanité et de l’inhumanité n’a en rien perdu de son actualité. La discrimination, l’hostilité et l’insensibilité à l’égard des plus démunis, la volonté de domination à leur encontre,  ou encore, leur instrumentalisation érigent les murs des nouvelles Sodome et Gomorrhe ­­– nos propres barricades face à la précarité d’autrui.

Mais comment donner encore et encore à tous ceux qui font la manche dans le métro et dans nos rues ? Nous aimerions peut-être ne pas les voir, nous évitons leur regard : ils deviennent alors les nouveaux fantômes et nous renvoient l’image de notre propre précarité. Que nous l’acceptions ou non, leur souffrance est la souffrance de tous. Nous n’avons pas toujours de veau gras, de crème et de galettes sous la main, nous ne pouvons sans doute pas donner à tous, mais les fastes de notre maisonnée, le festin que nous avons à offrir peuvent-être un regard bienveillant, un sourire, un mot, une attention du cœur. La communication, l’attention, la présence, la bienveillance sont nos inépuisables trésors – et l’inlassable rappel que nous sommes tous des humains.

L’hospitalité est non seulement l’acceptation et célébration de l’autre, elle est célébration de la vie. Elle met en œuvre la fécondité, la richesse et l’abondance de la Terre, un sens de plénitude, une joie irrésistible. Une gratitude sans limites enveloppe alors hôte et invités. Une simple tente, la maison la plus modeste, l’ombre d’un arbre, une table, un banc deviennent alors l’espace sacré, le Temple primordial.

Émile Moatti, co-auteur du livre « Abraham » (Edit. Centurion) et délégué à Jérusalem de l’Amicale d’Abraham, qui réunit Juifs, Chrétiens et Musulmans, dit que « L’Hospitalité est la religion avant la religion. » Cette phrase entendue il y a dix ans m’avait interpelé en me rappelant que le Maître zen Taisen Deshimaru répétait souvent que « Zazen est la religion avant la religion ». Qui y a-t-il de commun entre recueillement et hospitalité ? Simplement ceci : en zazen nous lâchons prise de nos pensées ; nous les accueillons et nous les lâchons. En cela, nous reconnaissons l’inaptitude du mental à appréhender la vie, et nous réalisons que toute idée – serait-elle la plus élevée – ultimement nous en sépare, autant dire : nous sépare de nous-même. Nous accueillons la vie avec la vie. Il en va de même dans l’hospitalité ; nous n’accueillons pas l’autre avec des idées, nous célébrons la vie avec la vie.

Zazen, l’assise sans objet ni sujet est le cœur de notre pratique et la pratique de notre cœur. Il nous ouvre à l’expérience d’une présence sans projet, sans intention, sans ambition et sans la moindre construction mentale. Plus proche que nos émotions les plus secrètes, plus proches que nos pensées les plus personnelles, plus proche que notre souffle lui-même : l’Intime devient alors manifeste. Et cet  Intime se révèle pleinement en nous ouvrant à la présence de l’autre, il se déploie à travers notre existence dans la grâce d’une bienveillance inconditionnelle – d’un amour sans attachement envers autrui.

 Aidez l’Un Est l’Autre à offrir des repas aux plus démunis en passant une SOIRÉE-CONCERT délicieusement concoctée par ISABELLE NANTY avec EDOUARD BAER,  MAURICE BARTHÉLÉMY, BRUNO BÉNABAR, JULIEN CHIROLANDY COCQ, GRÉGORI CZERKINSKY, VINCENT DELERM, SARAH DORAGHIJOSEPHINE DRAÏ, ARIÉ ELMALEH, JULIE FERRIER, IGNATUS, AGNÈS JAOUI, NIUVER, MYRIAM SEURAT, SAUL WILLIAMS ! 

Cliquez : 8 janvier12-2


[1] Dans le bouddhisme Mahayana, le bodhisattva est un être qui aspire à l’état de bouddha mais renonce à jouir du Nirvana parfait tant que tous les autres êtres ne sont pas libérés.

[2] Pratiquant solitaire parvenu à l’illumination par lui-même et pour lui-même.

[3] Dans le bouddhisme Theravada, pratiquant libéré de toute passion et de toute  souillure, et destiné au Nirvana parfait après sa mort.

[4] Edward Conze, The Large Sutra of Perfect Wisddom (Edit. University of California Press)

[5] Cité par Émile Moatti, Émile Moatti, Pierre Rocalve, Muhammad Hamidullah – Abraham (Edit. Centurion)